--- Les hommes ne comprennent rien à l’amour !… Et encore moins aux femmes ! Ils croient pouvoir posséder une femme comme on possède un bien précieux, ils oublient seulement que l’amour est beaucoup de choses, sauf une possession.
-- Vous avez connu beaucoup d’hommes, vous, Adrienne ?
La vieille sourit en faisant légèrement remonter la commissure droite de ses lèvres.
-- Laisse-moi le plaisir de ne pas avoir à les compter ! L’amour et le calcul ne font pas bon ménage…
-- Non, mais je veux dire… des hommes que vous avez aimé, avec lesquels vous avez partagé des choses, ou des moments…des hommes avec lesquels vous avez partagé autre chose que du sexe, est-ce que vous en avez connu beaucoup ?
-- Ta question est beaucoup plus claire de cette façon… En fait, je n’ai jamais fait le compte de cela non plus. Vois-tu, chaque histoire que j’ai vécu, où j’ai partagé, comme tu le dis si bien, autre chose que du sexe avec un homme… eh bien, chaque histoire a connu sa propre destinée, et sa propre fin dans notre espace-temps linéaire, mais, en moi, toutes ces histoires ont continué et continuent à vivre. C’est ça la vraie fidélité… celle du cœur !
-- Je suis tout à fait d’accord Adrienne, mais les hommes ne comprennent rien à cette fidélité-là, ils n’aiment que la fidélité concrète, celle où on leur appartient corps et âme…
-- La fidélité est une notion relative. Toutefois, il me semble, avec le recul du temps, que c’est une condition essentielle pour réussir à ce qu’une histoire traverse sans ombrage toute une vie. Je n’y ai jamais beaucoup adhéré pour ma part, mais j’en comprends tout de même l’importance… Et toi, Liliana, es-tu pour la fidélité ?
-- Oui et non. Dans l’absolu, la fidélité est peut-être une bonne chose, mais dans la réalité, je pense qu’elle réduit la vie et l’amour à un espace trop confiné. Pourquoi, alors que la vie est si courte, devrait-on se réduire l’horizon ? Et puis la fidélité pour la fidélité, ça ne sert strictement à rien !
Imaginez un homme, ou une femme, rongés par leurs désirs et qui luttent sans arrêt pour respecter leur serment de fidélité. Il est évident qu’à un moment, tout vole en éclat… Soit ils restent fidèles, et c’est leurs personnalités qui se désintègrent, soit ils deviennent infidèles, et c’est leur couple qui explose ! Dans les deux cas, c’est ce serment de fidélité ridicule qui en est la cause. Non ! La fidélité, on ne peut jamais la promettre ! On est fidèle parce qu’on est bien avec l’autre, parce qu’on est heureux, parce qu’on a envie, mais on ne peut pas être fidèle parce qu’on le promet, c’est impossible ! Nous ne sommes que des êtres humains, pas des robots programmés… et puis la vie est pleine de hasards et de rencontres fortuites… La fidélité ce serait comme planifier les émotions de sa vie… Comment peut-on faire ça ?
-- Tu as trompé ton homme ?
Liliana baissa les yeux une seconde puis les planta dans ceux d’Adrienne. L’éclat de ses pupilles, dans lesquelles les flammes se reflétaient, lui donnait un air de sauvageonne ensorcelée. Les yeux de Liliana étaient très grands, légèrement en amande. Leur couleur variait d’un jour à l’autre, entre le gris, le vert et le marron. Adrienne avait remarqué que Liliana ne connaissait rien à l’importance du regard, ni à son pouvoir de séduction sur les hommes. Elle était nature, tel quel et ne jouait pas en sophistication. Avec des yeux pareils, elle aurait pu amadouer n’importe quel homme en colère, à condition toutefois de savoir en jouer… Mais Liliana, en tant que femme, avait tout encore à apprendre. Ou peut-être pas… Son charme, c’était justement cela, sa non-sophistication, son extrême simplicité, une sorte de candeur naïve qui lui conférait un pouvoir de séduction rare. Adrienne regardait Liliana…
-- Ca dépend de ce qu’on appelle « tromper ». On peut très bien faire l’amour avec un autre homme sans tromper son mari, parce qu’il n’y a aucun sentiment en jeu. En poussant à l’extrême, c’est une activité comme une autre, une partie de tennis, ou un bon film qu’on partage…
-- C’est un point de vue…
-- Mais on peut aussi tromper son mari sans faire l’amour avec un autre. Ressentir des sentiments tellement forts, la passion qui dévore tout, et la lutte morale qu’on entreprend pour ne pas y succomber alors même que l’on sait la partie perdue d’avance… Ca, pour moi, c’est pire que de coucher. Coucher avec quelqu’un n’est pas un engagement. Coucher avec un homme, c’est juste du plaisir éphémère, gratuit, et ça n’engage à rien d’autre. Mais sentir des émotions incontrôlables nous envahir, avoir l’esprit et le cœur remplis des pensées d’un autre en permanence, ne plus pouvoir fixer son attention sur rien… ça ressemble plus à l’amour qu’à de la tromperie… et l’amour vrai ne peut jamais tromper. L’amour vrai c’est tellement… tellement…
-- Tellement beau ?
-- Oui… tellement beau !
Liliana et Adrienne regardaient les flammes crépiter. Le tourbillon de flammèches qui s’élevait, symbolisait à merveille le feu de la passion. Absorbées dans leur contemplation, les deux femmes se découvraient une destinée commune, car qui mieux qu’une femme pouvait comprendre cette passion-là ? Les hommes et les femmes ne parleront jamais le même langage en matière d’amour et de sexe, c’était un fait établi.
-- Et alors ? dit Adrienne .
-- Et alors quoi ?
-- Et bien, tu l’as trompé ou pas ton mari ?
Décidément Adrienne n’oubliait jamais sa question tant qu’elle n’avait pas reçu la réponse qu’elle attendait.
-- Oui et non…
Adrienne fixa Liliana dans les yeux.
-- Enfin oui… si l’on veut…
-- De façon concrète ou seulement « passionnelle » comme tu viens de discourir ?
-- Les deux !
-- Ah ! Ils sont beaux les discours… lança Adrienne en partant d’un bon rire franc et complice.
Liliana sourit d’abord, puis rit à son tour. Adrienne était vraiment une personne très sympathique, et même formidable. Cela faisait très longtemps que Liliana ne s’était pas sentie aussi bien. Adrienne était toute simple, elle ne jugeait pas, elle comprenait le langage du cœur, et elle acceptait la vérité, la vérité de Liliana, et en échange, lui offrait la sienne. Qu’il était bon de discuter ainsi, sans avoir rien à craindre d’autre, sinon que le temps passe trop vite. Liliana aurait voulu, à cet instant, posséder une baguette magique et exaucer le vœu que le temps s’arrête un moment pour bavarder encore, et encore, avec cette petite vieille attachante. Liliana ressentait sa liberté, sa liberté d’être ce qu’elle était et rien de plus ni rien de moins… Adrienne l’acceptait sans rien demander, sans rien vouloir changer. Liliana se sentait « aimable » sous les yeux d’Adrienne, et cela voulait dire « digne d’être aimée »…
Liliana rompit le silence.
-- Vous savez Adrienne…
-- Oui ?…
-- Je pense que l’on idéalise trop l’amour.
-- C’est-à-dire ?
-- C’est un peu comme si il y avait un mode d’emploi à l’amour et que quand on sort des cadres, on est hors jeu.
-- Ah là, je ne suis pas du tout d’accord avec toi Liliana. Chaque histoire invente ses propres cadres et ses propres règles.
-- Au début, oui, c’est vrai, mais quand l’habitude a éteint la passion des premiers jours, on rentre dans une sorte de routine préétablie, acceptée par tous, comme étant normale. Et la fidélité en fait partie.
-- Tu veux dire que les valeurs de base d’un couple se retrouvent invariablement à un moment ou à un autre ?
-- Oui. Il y a l’amour socialement correct et l’amour hors la loi.
-- Et tu ne supportes pas l’amour socialement correct !
Liliana sourit malicieusement.
-- Exactement. Je revendique le droit d’aimer comme il me semble.
-- Et tu donnes la contrepartie ?
-- La contrepartie ?
-- Oui. Est-ce que tu autorises l’autre à jouir de la même liberté d’aimer ? A aimer comme il lui semble ?
-- Dans l’absolu… oui…
-- Liliana, tu rêves trop d’absolu, la taquina Adrienne. C’est un mot que tu emploies souvent j’ai remarqué. En connais-tu le sens exact ou aimes-tu seulement le prononcer ?
Liliana soupira. Adrienne avait raison bien sûr, elle employait parfois des mots qui dépassaient sa capacité à les ressentir dans la réalité. Elle était tout à fait consciente que l’absolu n’existait pas, qu’on ne pouvait pas l’atteindre, seulement en rêver… L’absolu n’était là que pour donner une direction, une voie d’avancement mais pas un objectif à atteindre.
-- Tu es quelqu’un de trop passionnée Liliana, tu ne peux, dans ces conditions, que te faire mal…
-- Mais si on n’a pas la passion, ça ne sert à rien ! La passion est un moteur surpuissant. Elle nous porte dans son élan là où l’on n’aurait même pas pu imaginé aller… La passion, c’est le sel de la vie…
-- Et le piment de l’amour ?
Liliana éclata de rire devant la remarque d’Adrienne.
-- Oui, le piment de l’amour. Adrienne, ne mentez pas et répondez-moi : quand vous avez trompé votre homme, car vous l’avez fait, vous aussi, bien sûr… hein ? Quand vous l’avez trompé, n’avez-vous pas ressenti un plaisir encore plus intense physiquement ?
-- Parfois oui…
-- Et pour quelles raisons à votre avis ?
-- Les raisons sont évidentes mon enfant ! On préserve et on cache ces amours dites clandestines. Le plaisir du secret décuple celui de l’amour. L’excitation de transgresser un interdit est déjà en elle-même jouissive non ?
-- Tout à fait. Et aussi le partage de ce secret avec l’autre… Voilà pourquoi je refuse l’idée de fidélité et pourquoi je veux vivre mes passions jusqu’au bout. Au-delà de l’amour qui partage des sentiments, on ne peut pas nier la recherche de plaisir physique. La nouveauté, la découverte de l’autre, le secret, les mystères des premiers balbutiements, tout ça multiplie les sources du plaisir… Quand on découvre le corps de l’autre pour la première fois, c’est toujours une espèce d’aventure. Le monde s’arrête de tourner, la seule chose importante à ce moment-là, c’est ce désir de plaisir à donner et à recevoir, ce partage fusionnel pour atteindre le vertige de l’orgasme…
-- Dis donc fillette, tu parles drôlement bien de l’amour. On dirait que tu t’es sérieusement penchée sur la question. Tu as étudié ça toute ta vie ? dit Adrienne en lançant un clin d’œil à Liliana.
-- Non, pas du tout. Je n’ai pas consacré ma vie à étudier l’amour ni à le faire. Mais j’ai tout de même un peu réfléchi à la question d’après mes expériences personnelles. Et puis c’est tellement rare de pouvoir en parler librement, sans avoir à justifier ses désirs, ou ses non désirs, sans avoir à prouver son plaisir et son intensité. Le sexe d’aujourd’hui est devenu un bien de consommation au même titre que le reste. On ne fait plus l’amour par passion, on consomme des partenaires, on exige la qualité et la quantité. On sait exactement ce à quoi on peut prétendre, ce à quoi on a droit… On a perdu l’essentiel…
-- L’essentiel ? c’est quoi ?
-- L’essentiel… ça s’explique pas !
-- Essaie quand même, sinon je crains fort de ne pas pouvoir te suivre…
-- L’essentiel, c’est qu’on ne peut pas faire de théories ni de plans. L’amour, il faut le prendre comme il vient, sans se poser trop de questions, sans porter de jugement moral, sans plaquer dessus des valeurs empruntées à d’autres. Comment peut-on dire par exemple, que les hommes ne cherchent avant tout que leur propre plaisir ? Alors même que tout concourt à les mettre sans arrêt en situation de performance. Comment accepter l’idée que faire l’amour sans jouir, sans atteindre l’orgasme, ça ne sert à rien ? C’est moins bien, c’est sûr qu’on se sent presque volé quand ça arrive, mais si l’échange a été délicat et sensuel, on peut se dire que ça n’a pas servi à rien…
-- Tu penses que le but de l’amour physique, c’est juste le plaisir ou c’est l’orgasme ?
-- Ben… y a pas d’orgasme sans plaisir, non ?
-- Oui effectivement… Un point pour toi ! Mais ?
-- On le recherche tous forcément. Tu vois, on parlait d’absolu il y a quelques minutes. Et bien, l’orgasme, c’est un peu l’absolu du plaisir. Au-delà je ne sais pas s’il existe quelque chose d’encore plus fort !…
-- Je n’avais jamais songé à cela de cette façon… Mais oui, c’est tout à fait exact. Si l’on cherche une preuve d’absolu, en voilà une… Le plaisir absolu… ça fait rêver, hein ?
-- Oui, c’est bien pour ça qu’on peut apprécier le plaisir, juste agréable, mais qu’on recherche fatalement un plaisir plus absolu.
-- Mais tu sais que, paraît-il, presque la moitié des femmes, n’ont jamais atteint l’orgasme ! Les pauvres ! …
-- Remarque si elles ne connaissent pas, elles ne peuvent pas imaginer à quoi ça ressemble. Du coup, elles ne sont pas malheureuses. Et puis, il faut bien l’avouer, c’est si fort, c’en serait presque effrayant si cela n’enivrait pas à ce point. Le corps cède totalement et on ne maîtrise plus rien du tout, c’est assez déroutant… C’est difficile de décrire ce plaisir absolu qu’est l’orgasme… Allez-y vous Adrienne !
Adrienne écarquilla les yeux en hochant la tête d’avant en arrière. La question n’était effectivement pas facile, un peu épineuse.
-- Si l’on devait donner une définition de l’orgasme, commença-t-elle, je pense que ça ressemblerait à « moment passager de décorporation totale », parce qu’en fait, on n’est plus rien à ce moment-là, ni un être, ni un corps, ni un esprit, on n’est plus que ce plaisir, et tout autour plus rien n’existe que ce raz-de-marée qu’on appelle plaisir parce qu’on n’a pas de mots pour le décrire ! L’orgasme ne s’explique pas, je crois, il se vit dans l’instant, puis s’oublie. Et l’on n’a de cesse de le redécouvrir à chaque fois… C’est ça le piège !
-- Je crois que l’orgasme des femmes est vraiment extraordinaire, et qu’il bat en puissance celui des hommes.
-- Vraiment ?
-- Oui. Peut-être est-ce par le fait que pour la femme, le plaisir se développe à l’intérieur de son corps, alors que l’homme, lui, doit pénétrer à l’intérieur de l’autre, il n’est pas dans ses meubles quoi !
Adrienne regardait Liliana faire l’apologie de l’orgasme d’un regard bienveillant et amusé. Cette jeune femme à l’abord plutôt réservé, cachait en elle une personnalité étonnante et attachante. Elle avait une fraîcheur agréable, une réflexion sûre et conduite de façon extrêmement personnelle, sans honte ni tabou. Adrienne pensa que Liliana était exactement la personne qu’elle avait cherché autrefois…
-- Vous n’êtes pas d’accord Adrienne ?
Tirée de sa réflexion, Adrienne revint à la discussion.
-- Si, si… sans doute…
-- Vous n’aviez pas l’air d’écouter… Remarquez, je comprends, je m’emballe parfois, comme ça, dans des discussions pseudo-intellectuelles, et puis je m’égare dans un lyrisme … Veuillez m’excuser si je vous ennuie Adrienne…
-- Non, Liliana ! Tu n’y es pas du tout. Tu ne m’ennuies pas le moins du monde. C’est tout le contraire ! J’ai beaucoup de plaisir à t’écouter et à échanger des idées avec toi… Beaucoup de plaisir, sois rassurée ! … Mais …
-- Mais ?
-- Mais… il y a une petite chose qui me chagrine…
-- Une petite chose qui vous chagrine ?
-- Oui, Liliana … Accepterais-tu de me tutoyer, s’il te plaît… On serait davantage sur un pied d’égalité, et je descendrais un peu du piédestal du troisième âge, pour qu’on se retrouve ensembles sur la même marche, juste comme deux êtres humains !…
-- D’accord Adrienne… si vous voulez…
-- Tu me dis d’accord, et tu continues à me dire « vous » !
-- Oui, enfin, non ! … C’est difficile au début de changer de registre. Quand on s’est habitué au vouvoiement, on a l’impression de transgresser quelque chose en adoptant un tutoiement moins respectueux.
-- Le vouvoiement est respectueux pour toi ? Et le tutoiement ferait disparaître ce respect ?
-- Oui, vouvoyer quelqu’un, surtout si cette personnes est plus âgée, est une marque de respect. Cela n’empêche pas l’admiration et la proximité. Le tutoiement enlève les barrières et réduit la distance, mais au fond, avec un peu de pratique, ça ne change rien du tout. Il est vrai que j’aurais été gênée que vous… que Tu me vouvoies, toi, Adrienne, parce que je suis plus jeune, et que dans ma logique de valeur, comme on me l’a enseignée quand j’étais petite, les jeunes doivent les respect aux plus âgés, et la façon la plus accessible pour eux de le prouver est de vouvoyer une personne plus âgée !
-- Ah !… toutes ces questions d’âge m’ennuient… Dans ma tête, je n’ai pas changé, il n’y a que mon corps qui accuse les années, les reste ne change pas… On croit, quand on est jeune, que l’on est différent quand les années passent, mais je te le dis moi, ce n’est pas vrai ! Et le fond du problème entre les générations, il est là… On vieillit aux yeux des autres alors même que pour soi-même, on a toujours le même âge. La vieillesse est une fatalité physique, mais l’être intérieur ne vieillit pas, lui ! L’Esprit en nous, qui nous guide et veille sur nous, n’a pas le souci du temps qui passe…
Adrienne se leva et clopina en direction du tas de bûches. Se saisissant d’une demi-bûche, et d’une autre, entière celle-là, elle revint les poser devant l’âtre. Il y avait maintenant un bon lit de braises, la chaleur était intense, Liliana savourait cette bénédiction, elle qui passait son temps à frissonner d’ordinaire. Le feu l’enveloppait dans une douce torpeur. Le crépitement des bûches qui se consument était une musique des plus douces. Liliana appréciait cette soirée comme on sait apprécier les expériences uniques.
Il commençait à se faire tard. La grosse horloge du salon. Adrienne leva la tête pour regarder l’heure..
-- 23h30 ! Dis donc, le temps a passé bien vite… Je ne sais pas si tu veux rester encore un peu près du feu, mais… pour ce qui me concerne, je vais aller me coucher. J’ai pas mal à faire demain matin.
-- D’accord, dit Liliana
-- Si tu veux… tu pourrais m’aider demain ?!
-- Volontiers ! Qu’est-ce qu’il y a à faire ?
-- Oh !… Des tas de petites choses, s’occuper des animaux, du potager, fendre un peu de bois, promener Dickinson, finir mes conserves pour l’hiver… Rien de très excitant, rien d’ABSOLUment passionnant, mais… des choses de la vie quoi…
-- C’est parfait, répondit Liliana. Je n’ai rien à faire de toute façon, et comme je suis coincée ici, autant que je me rende utile…
-- Je peux faire tout cela très bien toute seule, fit Adrienne. Ce n’est pas pour que tu te rendes… utile ! C’est juste pour partager un peu plus, être ensemble, continuer à discuter… Tu n’as pas justifier ton droit d’être ici, je t’y ai invité, d’accord ?
-- Merci…
-- Allez mon enfant, bonne nuit… Mamie Adrienne est bien fatiguée ce soir… Dickinson !!!
A son nom, le chien souleva une paupière, puis étendit ses deux pattes de devant pour s’étirer convenablement, bailla à gueule déployée, puis rassembla ses quatre pattes debout sous son corps, prêt à bondir.
-- Allez ! … Dickinson ! fit-elle plus énergiquement. On y va !
Le chien obtempéra nonchalamment et s’avança jusqu’à la porte d’entrée. Adrienne lui ouvrit et alluma la lampe extérieure. Dickinson disparut dans la nuit. Un souffle froid s’engouffrait du dehors par la porte entrebâillée, et agitait fébrilement les flammes du foyer. Liliana était restée au coin du feu sans faire le moindre mouvement, comme hypnotisée par le feu… Puis Dickinson gratta à la porte, et Adrienne lui ouvrit plus grand de façon à ce qu’il puisse rentrer, referma et éteignit la lumière.
-- Bon, Dickinson et moi, nous allons aller nous coucher, mais tu peux prendre tout le temps que tu veux. Il y a encore assez de bûches pour tenir toute la nuit si tu le souhaites… Ne t’occupes pas de moi, je vais dormir… de toute façon… Bonne nuit Liliana…
-- Bonne nuit Adrienne… et… heu… merci… pour tout..
-- Liliana ?
-- Oui ?
-- N’oublie pas…
Liliana fit mine de ne pas comprendre et interrogea Adrienne du regard…
-- N’oublies pas que demain sera une journée magnifique…fit-elle dans un clin d’œil. Les lendemains réservent toujours plein de surprises, tant qu’on les projette dans le futur. L’essentiel, c’est de les faire survivre au présent…
La vieille quitta la pièce, suivi de Dickinson qui monta les marches en sautillant. Liliana resta seule, pensive…
Cette première journée d’escapade lui avait réservé des surprises qu’elle n’aurait pas pu imaginer seule… Elle se retrouvait là, dans une maison qui lui était complètement étrangère, avec une inconnue, bloquée là pour plusieurs jours, en pleine campagne… sans que personne ne sache où elle était. Et pourtant elle se sentait bien, si bien…
Et cette inconnue, Adrienne, qui n’en était pas tout à fait une… Liliana se sentait tellement proche d’elle… Liliana remercia pour cet heureux incident qui l’avait amené jusque-là. Qui remerciait-elle ?… C’est difficile à dire, elle ne pouvait pas le définir elle-même, elle avait pris cette habitude depuis peu, de dire merci pour les bonnes choses qui lui arrivaient dans sa vie. Elle ne s’adressait pas à Dieu, parce que la religion, elle n’y croyait plus depuis longtemps, si jamais un jour, elle s’y était laissée prendre. Elle remerciait, et se disait que, si quelqu’un ou quelque chose manipulait tout ça, ce quelqu’un ou ce quelque chose entendrait cette reconnaissance qui émanait de son « merci ! ».
C’est vrai qu’elle était partie pour se retrouver seule, loin de tout, pour se ménager un espace-temps où elle serait libre de faire le point, et de tirer un bilan de sa vie. Elle avait pensé que la solitude était ce qu’il lui fallait pour comprendre où elle en était, mais peut-être après tout, avait-elle seulement besoin de quelqu’un qui l’aide à remettre en place toutes les pièces de sa vie qu’elle avait vu voler en éclats ces dernières années, sans avoir ni le temps, ni la force d’y faire réellement face.
Dans la réalité trépidante du quotidien, elle ne trouvait pas le temps de se recentrer sur son avenir, qui pourtant s’approchait à grand pas, à la fois menaçant et inconnu. Liliana se dirigeait vers un immense inconnu qu’elle espérait depuis tant d’années, mais qu’elle redoutait aussi, de peur de ne pas être à la hauteur de ses propres attentes.
Liliana avait perdu toute confiance en elle, mais Adrienne lui avait redonné un certain moral, en la faisant se sentir importante, et intéressante…
Liliana goûtait avec délice ce bain de bien-être qu’elle venait de prendre… Elle alluma une cigarette et se repassa le film de la journée...
L.W. , extrait de "Liliana"